Tèque 2
10,00 €
La vie de la tech et nos vies avec
Rupture de stock
Amazon de l’intérieur
Destruction d’emplois, rythme de travail insoutenable, évitement de la TVA , mise au travail de sans-papiers dans les chaînes logistiques et dégradation écologique des territoires : tels sont les effets ravageurs de l’implantation des hangars Amazon en France, comme ailleurs dans le monde. Dans un contexte où la parole des travailleur·euses de la tech se fait rare, nous avons saisi l’occasion de cet entretien avec un ingénieur en cybersécurité publié par Logic Magazine pour faire exister et circuler cette parole en français. On apprend notamment que la grande majorité des recettes d’Amazon ne se fait pas grâce à la vente de biens, mais celle de services numériques de stockage de données (Amazon Web Services), et on y découvre surtout qu’une certaine rhétorique de la sécurisation des données permet aux équipes de marketing de l’entreprise de séduire les clients et ainsi garantir son modèle d’affaire dans le cloud computing.
Les pièges de l’attention
Si la critique des technologies a une spécificité, c’est sans doute, pour le meilleur comme pour le pire, un certain goût pour l’utilisation des métaphores et l’invention de concepts. On retrouve cela dans certaines zones de la recherche universitaire comme les études des sciences et des techniques (Science and Technology Studies ou STS), dans le travail d’auteur·ices bien connu·es comme Donna Haraway, quand ce ne sont pas les autobaptisé·es « archéologues » des médias qui jouent des chiasmes plus ou moins virtuoses (les médias comme virus, les virus comme médias, etc.). Nick Seaver, qui se définit volontiers comme ethnographe des cultures informatiques, est une figure des STS, et il ne rechigne pas à une forme de pensée qui joue sur les mots. Mais comme certain·es des meilleur·es dans cet exercice, il prend le risque de le faire, car il est capable de parler avec une certaine précision dans deux langues à la fois : en l’occurrence, celle du développement et du management de logiciels — et en particulier des systèmes de recommandation algorithmique — et celle du savoir des pièges, qu’on choisisse de l’appeler « art de la capture » ou, pour faire plus chic, « captologie ». Tout cela ne serait peut-être que coquetterie s’il ne s’agissait pas d’exprimer des rapports entre les deux univers qui sont parfois très directs. Comme l’explique l’article, certain·es ingénieur·es-stars sont passé·es par l’école des recherches sur le comportement animal. Surtout, ce réseau de métaphores prend tout son intérêt quand il permet de prendre du recul sur tout un jargon professionnel qui s’accompagne de petits indicateurs fétiches : taux de rétention et d’engagement, stickiness, etc. Ce détour par le vocabulaire professionnel des développeur·euses d’algorithmes permet d’observer une série de glissements de perspective : de la séduction à l’orientation des pratiques, du soutien dans la découverte à la production de réflexes et à la captation de l’attention, ou de l’objectif de satisfaction de l’utilisateur·ice à celle des actionnaires.
Cringe & probabilités
Jusqu’à une période récente, la critique de l’exploitation des données personnelles visait le pouvoir de prédiction plus ou moins crédible que celles-ci semblaient accorder à des entreprises surtout soucieuses d’identifier et d’alimenter des comportements d’achats. Si l’on n’est pas du genre à consommer des flux Facebook ou Instagram à longueur de journée, ou que l’on se pense assez malin·gne pour déjouer les publicités, il paraît assez facile d’écarter cela d’un revers de la main. Mais on sait aussi aujourd’hui qu’en France, Pôle Emploi et la CAF utilisent le même type de modèles prédictifs pour identifier des irrégularités et ainsi renforcer leurs contrôles sur les personnes ayant droit à des aides sociales (quitte à suspendre ces aides directement, et à tort). Sans s’attarder sur l’un de ces mécanismes de répression en particulier, la philosophe Robin James éclaire dans l’article qui suit ce qui constitue la base commune de leur fonctionnement : la méthode bayésienne en sciences des données. Et pour nous expliquer son principe, elle se concentre sur l’expression de l’orientation sexuelle et des identités de genre. James montre que la prétention à la neutralité d’un certain type de probabilités statistiques reproduit incidemment sur les plateformes en ligne le même genre de conventions sociales que celles qui fondent par ailleurs le racisme, la transphobie, l’aversion pour les handicapées et toutes autres formes d’exclusion. Parce que les conventions sociales ne passeraient plus par des catégories préconstruites (comme c’est le cas avec le mépris de classe, le sexisme ou le racisme), et parce qu’elles se situent désormais à une échelle granulaire, algorithmique et inaccessible au public, elles n’apparaissent plus d’emblée visibles et contestables de la même manière. Selon James, les nouveaux systèmes de gestion et de punition des déviances sur les plateformes sont d’autant plus machiavéliques et/ou kafkaïens qu’ils se passent bien d’un discours explicite sur les frontières de la « conformité ». La morale diffuse et ordinaire du cringe (« grimace », en français), cette façon intuitive de juger les comportements des autres déplacés ou incongrus, devient la meilleure métaphore de cette « nouvelle normalité ».
Survivre avec l’algo
Nous avons déclaré dans notre premier numéro que Tèque s’intéressait « à la vie des technologies et à nos vies avec elles ». Mais pour être honnêtes, le premier plan nous est d’emblée paru plus concret que le second. Qu’est-ce que c’est, au fond, que de vivre avec les technologies ? A-t-on seulement les moyens — les mots, le temps et la patience, les savoirs tacites et l’expérience de l’(auto-)observation — qui permettent de décrire et d’étayer la rencontre avec une interface de trading, la fréquentation d’une application de rencontres, l’usage d’une méthode de cryptage, la rencontre avec un virus informatique, l’immersion dans une base de données ? Ce genre d’ambition rencontre les mêmes défis que toute écriture située — comment partir de l’échelle du quotidien, du personnel, en évitant le nombrilisme ? Il se peut que les réponses à ces questions ne soient que locales, ad hoc, expérimentales, sans cesse remises à l’épreuve ; et que les personnes les mieux placées pour écrire ce genre de choses ne viennent pas forcément des sciences des données ou des domaines de recherche spécialisés dans l’informatique ou les réseaux. Quoi qu’il en soit, s’il nous fallait un emblème de ce que ce genre de perspective offre d’inédit et de précieux, ce court article, transcription d’une conférence donnée lors d’un évènement intitulé « Co-opting AI : Body » en 2019, pourrait bien y prétendre : Laura Forlano, professeur de design dans une école d’architecture de l’Illinois, y raconte ses jours et ses nuits avec un appareil dont le bon fonctionnement est pour elle une question de vie et de mort.
Embarquée dans GTA-RP
Julie Le Baron est aussi à l’aise pour décrire la mélancolie qui habite les recoins oubliés des premiers univers virtuels comme Active Worlds pour Canard PC que les transformations des nuits étoilés chez Ciel & Espace. En bons newbies, nous n’avions que vaguement entendu parlé du role play : ce phénomène consiste à incarner et improviser autour de personnages précis dans des jeux open world — avant qu’elle ne nous propose une immersion dans les serveurs qui héberge l’un des communautés françaises les plus vibrantes, dans les rues de la mythique ville Liberty City de GTA. On la suit se familiarisant peu à peu avec les règles du jeu et les soubresauts d’un scénario qui ne cesse de s’inventer en temps réel. Avec ce texte, il nous a paru important de montrer qu’en dehors des mise en scène glossy d’Instagram et des clowneries de TikTok, une autre théâtralité joyeuse se dessine dans les role play : un désir émancipateur d’échapper à sa condition en inventant une vie rêvée ou banale, celle d’un chauffeur de bus ou d’une bimbo rebelle. Mais dans cet univers, comme peut-être dans ceux de Donjons et Dragons ou Second Life, c’est peut-être le plus familier qui s’avère le plus étrange.
Poids | 240 g |
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Dimensions | 12 × 18 cm |
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