POUR PUBLIC AVERTI
Alors que l’univers référentiel de Guillaume Soulatges est de longue date un ample corpus d’images « sans qualité », notamment relatives à l’érotisme et la pornographie, on pouvait légitiment supposer que le Japon et une certaine esthétique « manga » figureraient un jour ou l’autre parmi ses horizons d’intérêt. Ce dont on se serait moins douté, c’est que l’artiste l’envisagerait plutôt comme une interrogation sur les motivations d’une fascination généralisée plutôt que comme une plongée dans un univers familier auquel il s’agirait de rendre hommage. En conséquence, un manga de Guillaume Soulatges ne pouvait qu’être davantage un livre de Guillaume Soulatges qu’un manga à proprement parler.
Ici, ce sont donc les motifs, les calligraphies de kanjis et kanas, les jeux de construction de planches et le « sens de lecture » qui focalisent la singularité de ce travail-ci au sein de sa bibliographie. Néanmoins, un simple regard d’entomologiste sur les figures canoniques d’un certain « exotisme porno-pop » ou autre « orientalisme punk » ne saurait suffire à un artiste véritablement ambitieux. C’est pourquoi le livre s’attache encore à inscrire dans ses compositions dessinées des motifs digressifs (tels des paysages en ruine de l’après-guerre, la décrépitude de zones portuaires à l’abandon, la fixation du pourrissement de corps momifiés — qui résonnent avec ceux, contemporains, préservés dans les chambres froides des morgues —, et une imagerie médicale opératoire), en un ensemble parsemé de pages quasi réflexives, fixant l’altérité fondamentale du monde animal en témoin muet des aberrations humaines.
Si l’artiste présente ces 88 planches comme un hommage à certaines de ses influences les plus notables, avec lesquelles il s’agirait d’enfin solder ses derniers comptes (Bazooka, Slocombe, et Trevor Brown en tête), leurs biais d’appré-hension restent innombrables, et l’on y verra tour à tour une étude en acte sur le pourrissement de la chair, un inventaire des motifs les plus grotesques de l’esthétique « hentaï », une traversée de regards troubles générant de déstabilisants effets de rétroactions (passant de l’œil de l’auteur de l’image originelle à celui de la figure représentée, jusqu’à celui de Guillaume lui-même — catalyseur et révélateur —, s’offrant pour finir à notre propre appréhension), une étude de ce que peuvent les agencements de bande dessinée en matière d’hybridations et de transformations des formes et des figures, un manifeste sur les attentes constamment déçues du désir, et tant d’autres choses passionnantes encore.
Auteur, dessinateur et éditeur, Guillaume Soulatges co-fonde en 2002 la maison d’édition STRATÉGIE ALIMENTAIRE, avant de créer CULTURE COMMUNE (2013-2019). Il présente ses dessins dans de nombreuses expositions, ainsi que dans des ouvrages collectifs ou monographiques (une vingtaine de livres, dont quatre au Dernier Cri).
88 pages.