L’artiste Abraham Poincheval a fait un voyage. Ce voyage l’a mené de Digne à Caraglio, en Italie. En quatre étapes (une par saison), il a poussé devant lui, sur ce chemin accidenté, son « gyrovague », une capsule cylindrique en tôle de 70 kg, capsule qui lui a servi à la fois d’abri, de véhicule, de miroir du monde et, finalement, d’œuvre. Sur sa route, l’artiste pousseur a fait des rencontres, croisé des hommes, des femmes, des enfants, des animaux, des monstres et fait des expériences. Lorsqu’il se trouve « ici, loin de tout », il n’est jamais plus près de son but, celui de l’authentique voyage, qui est rituel de vie. Son pèlerinage (Johannes Geiler von Kaisersberg n’aurait rien à redire sur ce point) le mène au coeur des choses et des êtres, dans un dépouillement qui laisse ici sa trace. Ce livre rend compte de cette aventure, à travers le journal de marche de l’artiste (plein d’humour, d’intuitions et de générosité) et de ses photographies. L’âpreté de l’effort, la beauté sidérante de la nature, les sculptures que Poincheval réalisa, ensuite, avec des objets glanés lors de son périple, tout ces éléments se conjuguent sous nos yeux pour nous permettre de lire en eux le sens profond de cet acte artistique, qui est tout à la fois « performance » (effort physique, acte de volonté), sculpture et récit, mise en forme esthétique du déplacement sous la forme de l’imprimé. Le texte distancié et érudit de la philosophe Céline Flécheux apporte un contrepoint utile à ce récit brut et poétique, à cette documentation nécessairement lacunaire, et nous ouvre de nombreuses perspectives pour mieux voir ce voyage invisible. Extrait du journal de voyage : « Départ de La Javie (à 10 km de Digne) le 14 juillet, arrivé dix jours plus tard au niveau de Fresquière sur la D 900. Jeudi 14 juillet, il est 9 h 30. Voilà deux heures à peine que je propulse ma capsule. J’ai quitté une foule enthousiaste de trois spectateurs. Jean-Paul, le constructeur de cet engin, et un sexagénaire avec son chien dans une autofourgonnette qui passait par là. Il s’est arrêté pour voir de plus près ce drôle d’appareil. Le chien, sans doute pour me porter chance ou trouvant que la capsule avait une odeur pas d’ici, en a profité pour la baptiser. Je quitte la capsule pour un repérage. Il me faut choisir entre suivre le cours d’eau plus bas qui me fera arriver au pied des roubines ou suivre le sentier. De retour, le cylindre s’est proprement volatilisé. Je retourne tout le paysage alentour à la recherche d’un éclat argenté, je fouille, je scrute en vain… sans me résoudre à l’idée de devoir appeler le musée : « Vous allez rire, j’ai perdu la capsule. » Quel con. Un lynx traverse la prairie. Arrive Annie. Elle marche, sur la tête un bob rafistolé par ses soins. Je lui explique que j’ai perdu mon cylindre de 1,70 m de diamètre tout en aluminium. Elle n’a pas l’air étonnée. Elle regarde les environs, la prairie qui tapisse le versant encerclée de bosquets broussailleux et au fond un torrent asséché qui bute sur une falaise abrupte, surmontée d’une épaisse forêt… « Non, les gens d’ici ne feraient pas ça. » La capsule est là, posée entre deux arbres un peu plus bas, un coup de vent l’a fait rouler. Annie reviendra demain. »
Abraham Poincheval Né en 1972 dans l’Orne, vit et travaille à Marseille. De 2001 à 2008, il collabore avec Laurent Tixador sur les projets Symbiose et Horizon. À tous les deux ils forment un duo atypique réalisant des explorations en dehors de la galerie ou de l’atelier. De 2009 à 2010, il fait une pause pour voir ce qu’il y a de nouveau sous le soleil. De 2011 à aujourd’hui, il réalise en solitaire une traversée des montagnes avec un curieux véhicule ou encore s’enferme sous terre durant 604800 secondes. D’aujourd’hui à demain, Abraham Poincheval s’apprête à vivre dans la peau d’un ours durant une quinzaine de jours. Céline Flécheux est maître de conférences en esthétique à l’UFR Lettres, Arts, Cinéma de l’Université Paris-Diderot. Ses travaux portent notamment sur la question de l’horizon dans les arts et en philosophie, sur la perspective et sur la notion d’arts visuels. Elle collabore régulièrement à des revues d’art moderne et contemporain, à des catalogues d’exposition et des monographies d’artistes (Nancy Rubins, François Morellet, Joan Ayrton, Ed Ruscha et Jean-Marc Bustamante, etc). Ouvrages : L’horizon, des traités de perspective au Land Art, Presses Universitaires de Rennes, 2009; L’horizon, Éditions Klincksieck, 2013.
154 pages