Années folles : Marcel Duchamp, László Moholy-Nagy, Luis Buñuel, Hans Richter, Fernand Léger, Francis Picabia, Len Lye, Man Ray, Walter Ruttmann, Dziga Vertov et bien d’autres se révoltent. Le cinéma, pensent-ils, ne peut être réduit à une technique servant à capturer le réel à des fins documentaires ou à raconter de jolies histoires soumises aux contraintes de l’industrie hollywoodienne. Ils s’emparent donc de la caméra pour faire du 7e art un chantier d’expériences, faisant écho aux autres avant-gardes artistiques du début du XXe siècle. Le cinéma se fait ainsi tour à tour ou en même temps futuriste, cubiste, dadaïste, constructiviste, abstrait, surréaliste… Avec la liberté comme exigence, ces artistes-cinéastes venus le plus souvent des arts plastiques (et qui sont donc rarement des «professionnels de la profession») entendent explorer toutes les possibilités offertes par le cinématographe afin d’éprouver de nouvelles façons de voir et de penser les images.
Se trouve par exemple remise en cause (comme chez les peintres) la perspective monoculaire ou la délimitation orthogonale de l’écran. Des procédures inédites sont explorées : intervention directe sur le support-pellicule, montage très court au photogramme près, invention de nouveaux dispositifs de projection, appel à la participation du spectateur… La division du travail si importante dans l’industrie cinématographique est ici rejetée au bénéfice du seul projet de l’artiste. Ces expériences exceptionnelles et si mal connues ont bénéficié du soutien enthousiaste et parfois de la collaboration de quantité d’acteurs importants des avant-gardes, qu’ils soient reconnus comme poètes (Artaud, Maïakovski, Desnos, Cravan, Fondane, Tzara…), peintres (Malévitch, Van Doesburg, Rodtchenko, Magritte, Eggeling, Szczuka, Hausmann…), musiciens (Satie, Antheil, Avraamov…), danseurs (les Ballets suédois), ou encore architectes (Mallet-Stevens, Kiesler).
Cet ouvrage entend analyser les trajectoires singulières qui ont conduit ces artistes vers le cinéma, autour des dimensions qui le caractérisent et qui minorent le prétexte narratif : le mouvement, la lumière, la machine. Sont donc convoquées, par exemple, les discussions autour de Bergson et Marey sur la nature (continu/discontinu) du mouvement. Les vifs débats esthétiques et politiques que ces films initient, entre l’exaltation des formes nouvelles et l’appel à de nouvelles formes de vie, conduisent ici à une réévaluation stimulante des notions d’avant-garde et d’expérimentation.
On comprend que cette histoire, qui s’appuie sur des questions jamais abordées dans le cadre du cinéma de fiction, résonne avec le plus vif de l’art contemporain, et reste fondamentale pour la compréhension du cinéma expérimental d’aujourd’hui.
Patrick de Haas, après en avoir publié une première approche en 1985, donne ici l’ouvrage vraisemblablement le plus complet sur le sujet. Il a enseigné l’histoire de l’art contemporain et l’histoire du cinéma expérimental à l’Université Paris-1 (Panthéon-Sorbonne). Particulièrement intéressé par les avant-gardes, il a notamment publié des textes consacrés à Man Ray, Marcel Duchamp, Andy Warhol.
812 pages